Le Professeur Pierre N’sana Bitentu est enseignant-chercheur en Information et Communication, à l’Institut facultaire des sciences de l’information et de la communication (IFASIC) à Kinshasa. Il est également auteur du livre « Médias et conflits armés en RDC : des journalistes en danger, le journalisme en chantier », paru récemment aux éditions l’Harmattan. Nous l’avons nous l’avons rencontré à Kinshasa, pour parler de cet ouvrage ainsi que de la pratique du métier de journaliste, dans son pays.

Café Express!

Vous avez récemment publié l’ouvrage intitulé « Médias et conflits armés en RDC : des journalistes en danger, le journalisme en chantier », aux éditions l’Harmattan. Pourquoi était-ce important pour vous, de traiter ce sujet ?

Plusieurs raisons ont milité en faveur du choix de cette thématique si bien que je ne saurais vous dire avec précision ce qui a le plus pesé sur la balance.

Cela fait quelques années déjà que je m’intéresse à la problématique du rôle des médias dans les conflits armés. Depuis la première guerre du Golfe, cette problématique a fait l’objet de plusieurs recherches, scientifique ou non. Mais, la réalité de la République Démocratique du Congo n’est pas suffisamment exploitée. Pourtant, la RDC a connu une succession de conflits armés (notamment dans ses provinces de l’Est) et a enregistré de nombreuses pertes en vie humaines. Cependant, les conflits armés de ce pays ont été non seulement très peu couverts par les médias internationaux; leur couverture médiatique a très peu intéressé les chercheurs. Je me suis dit que ce vide méritait d’être comblé. Je me suis également dit que la maitrise que j’avais du contexte pouvait constituer un atout pour mieux comprendre et, par conséquent, expliquer ce qui se passe réellement sur le terrain.

Dans ce livre, vous examinez le traitement de la communication des différents belligérants, par les journalistes des médias locaux et étrangers. Qu’en est-il vraiment ?

L’idée de départ était de voir l’incidence des pressions générées par la situation de guerre sur le traitement de l’information. Sachant que l’épisode du M23, qui constitue le cas d’étude, était une guerre particulièrement impopulaire au sein de l’opinion publique nationale, les belligérants ont, dès les premiers instants du conflit, tenté à exercer un contrôle absolu sur les médias se trouvant dans les zones géographiques qu’ils géraient. Ceci étant, les journalistes se sont retrouvés au centre de ce que je qualifie d’un jeu d’injonctions croisées des belligérants. Le livre analyse d’abord les productions journalistiques diffusées par les radios qui ont couvert le conflit et montre les différentes pratiques qui ont marqué cette couverture. L’analyse de ces productions est ensuite confrontée aux discours des journalistiques engagés sur le terrain sur les conditions dans lesquelles ces productions analysées ont été réalisées.

L’examen combiné des corpus radiophoniques et d’entretiens (avec les journalistes) a dévoilé les stratégies déployées par les journalistes pour contourner les pressions et l’oppression de différents protagonistes du conflit et continuer d’informer leurs auditeurs. Ces stratégies ont mis en lumière des manières de faire journalistiques que nous avons diversement qualifiée en journalisme « surveillé », « assiégé », « occupé », « effacé », « embarqué », « patriotique », « du vainqueur » « de communication ».

Depuis plus de 20 ans, vous vous intéressez de près à l’évolution des médias en République Démocratique du Congo. Quel regard posez-vous sur les rapports de force entre les médias locaux et les médias internationaux dans le pays ?

Je ne parlerais pas des rapports de force entres médias locaux et internationaux, car durant ma recherche j’ai vu des situations dans lesquelles des journalistes des médias locaux, nationaux et internationaux ont mis en place des formes de collaboration inédites pour atteindre (ensemble) l’objectif d’informer leurs publics respectifs. Je pense donc que les journalistes ne sont pas dans des rapports de force entre eux.  

Certes, de manière générale, leurs médias sont en situation de concurrence et souvent les médias locaux et nationaux se sentent quelque peu désavantagés en face des concurrents disposant de moyens (matériels, techniques et financiers) plus importants et jouissant parfois de facilités relavant plus de l’ordre de la diplomatie que de celui purement médiatique ou journalistique.  

Cependant, cela n’empêche pas à des médias nationaux de tirer leur épingle du jeu. A Kinshasa, et un peu partout dans les grandes villes du pays, la première radio d’information (la plus écoutée et la plus connue) n’est pas une radio internationale. C’est une radio locale, émettant depuis Kinshasa et qui, de mon point de vue, dispose de bien moins de moyen que RFI ou n’importe quelle autre radio internationale. Cette radio dispose d’une équipe très dynamique et réalise un travail de qualité très apprécié du public. Et cette radio s’appelle Top Congo FM.

Voilà, c’est une réalité que les discours circulants actuellement n’ont pas encore suffisamment intégrée. Nous devons travailler pour.

A Kinshasa, et un peu partout dans les grandes villes du pays, la première radio d’information (la plus écoutée et la plus connue) n’est pas une radio internationale.

Justement, Patrick Muyaya Katembwe, Ministre de la communication et porte-parole du gouvernement de RDC, milite pour un changement de narratif ; notamment en matière de création de contenus informationnels autour de votre pays. En tant que professionnel des médias, pensez-vous que cette approche puisse trouver un réel écho auprès des journalistes congolais ?

Je pense sincèrement que cette approche doit trouver un écho auprès des journalistes. Comme l’a écrit Josiane Boulet dans « le pouvoir des mots », avec pertinence et clairvoyance, les mots sont loin de fonctionner comme de simples vecteurs de la communication, ou de simples instruments de transfert de contenus. Bien au contraire et peu importe la langue dans laquelle on s’exprime, ils véhiculent, au-delà de la charge sémantique, une vision du monde et traduisent des états mentaux, des perceptions du monde, et des visions d’actions…

En effet, rappelle Adam Schaff, la forme de la pensée est liée à la forme de la langue et est influencée par elle. Or, autant que faire se peut, l’action humaine demeure intimément liée à la pensée, elle-même tributaire à notre rapport aux mots, à la manière de les utiliser et de les articuler.

La métaphore « tyrannie des mots », souvent utilisée en sémantique générale, sert à souligner l’influence décisive qu’exerce sur le comportement des hommes la langue dont ils se servent.

Patrick Charaudeau ajoute que l’influence de la pensée sur l’agir implique pour chaque groupe social de régler ses comportements en fonction des discours d’évaluation qui circulent en son sein, produisant un partage des représentations lui permettant de se reconnaître comme tel.

Je suis donc d’avis que changer de narratif aujourd’hui devient la première étape pour changer de vie collectivement. C’est-à-dire se donner les moyens de se redéfinir en tant que groupe social, s’ériger une identité conforme au projet de développement, au nouveau destin que l’on veut ensemble construire.  Les médias ont un rôle important à jouer, mais seulement. Les scientifiques, les politiques, et les leaders sociaux etc. ont chacun une partition à jouer.    

Il y’a quelques mois, l’intersyndicale de la Radiotélévision Nationale Congolaise (RTNC) a observé un mouvement de grève qui a paralysé le média étatique. Quelle est la situation du journaliste en général, dans votre pays aujourd’hui ?

Le journaliste congolais travaille dans des conditions de précarité (économique, sociale, sécuritaire et même professionnelle). Sa situation n’est pas particulière. C’est un peu celle de tous les autres professionnels de différents secteurs de la vie. Cette situation qui perdure depuis plusieurs décennie l’a conduit à imaginer et développer des manières de faire spécifiques qui ne sont pas toujours en phase avec les règles professionnelles.

De plus en plus de jeunes étudiants sont désintéressés par les métiers du journalisme, en Afrique en général. Comment raviver leur intérêt pour cette profession aussi importante pour la démocratie dans nos pays ?

Non, je ne partage pas cette lecture. En tant qu’enseignant, j’observe que chaque année les facultés ou départements de Sciences de l’information et de la communication sont parmis ceux qui enregistrent le plus grand nombre d’inscription de nouveaux étudiants. Le boom médiatique ouvert après la libéralisation de 1990 connait un nouveau souffle avec la Télévision Numérique Terrestre lancée en 2015. Le pays ne compte pas moins de 800 stations de radio, 320 télévisions enregistrées sur la TNT, sans parler des médias d’information en ligne qui constituent le nouveau crédo des « journalistes 2.0 ». Je n’ai pas observé un désintérêt des jeunes pour ce beau métier ; c’est plutôt tout le contraire.

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La rédaction.